Dans une interview accordée à The Conversation Africa, la chercheuse Jocelyne Streiff-Fénart analyse en profondeur la politique migratoire de la Mauritanie et revient longuement sur les récentes expulsions de migrants, notamment des Sénégalais et des Maliens. Ces expulsions, qui s’inscrivent dans le cadre des engagements de la Mauritanie envers l’Union européenne pour lutter contre l’immigration irrégulière, ont suscité de vives réactions au Sénégal et au-delà. Elles soulèvent des critiques concernant les conditions de vie des migrants et sont accompagnées d’accusations de racisme. Par ailleurs, ces expulsions alimentent des tensions internes en raison du nationalisme et des enjeux socio-économiques liés à l’immigration.
Une politique migratoire en constante évolution
La politique migratoire de la Mauritanie a évolué au fil des années. Jocelyne Streiff-Fénart explique que, depuis l’accord migratoire entre Nouakchott et Madrid en 2022 et le partenariat Union européenne-Mauritanie de 2024, cette politique s’inscrit dans une dynamique lancée il y a une vingtaine d’années. Elle poursuit en précisant que depuis 2004, la Mauritanie est devenue un terrain d’application pour la politique d’externalisation des frontières européennes, notamment après que les flux migratoires se soient réorientés vers Nouadhibou, ayant initialement visé Gibraltar et les enclaves espagnoles au Maroc. Grâce à des dispositifs tels que Seahorse, Atlantis et le programme Frontex, comme le souligne Jocelyne Streiff-Fénart, la Mauritanie a ainsi joué un rôle de laboratoire pour les politiques migratoires européennes, visant à limiter les migrations irrégulières en échange de ressources financières et logistiques.
De ce partenariat avec l’UE, dit-elle, la Mauritanie a tiré plusieurs bénéfices, notamment une reconnaissance internationale qui l’a positionnée comme un acteur clé dans la gestion des migrations. Malgré ces bénéfices, la question de l’immigration n’a pas toujours été une priorité dans les discours politiques locaux. La chercheuse précise qu’à Nouadhibou, par exemple, au début des années 2000, la présence de migrants ne suscitait aucune hostilité particulière. Ces derniers étaient intégrés dans le tissu économique local, sans que les distinctions entre migrants réguliers et clandestins aient une grande importance.
Les tensions internes : entre nationalisme et migrations
Toutefois, sous la pression des institutions européennes, ces distinctions se sont intensifiées. Depuis 2006, selon Streiff-Fénart, le renforcement des contrôles a conduit à des arrestations préventives et à des expulsions massives, visant principalement les migrants dits « clandestins », mais affectant également l’ensemble des populations étrangères. « Ce durcissement des politiques migratoires s’est inscrit dans un contexte politique marqué par un nationalisme populiste, avec des mesures telles que la « mauritanisation des emplois » et un programme biométrique lancé en 2011 pour certifier l’identité mauritanienne », a-t-elle indiqué. Ces mesures ont été perçues comme discriminatoires, en particulier envers les populations négro-africaines, exacerbant les tensions socio-raciales.
Selon ses propos, les tensions internes se sont intensifiées, notamment entre les Maures « Blancs », les Maures noirs et les Haratines. Jocelyne Streiff-Fénart note que les accusations de discrimination raciale ont ravivé la mémoire des événements de 1989, lors desquels un exode massif de négro-mauritaniens vers le Sénégal a eu lieu. Ces tensions sont aujourd’hui visibles dans les débats sur l’immigration, où certains considèrent les migrants comme une menace démographique et une concurrence sur le marché de l’emploi.
Les expulsions récentes et leurs conséquences
Les expulsions récentes de Sénégalais et de Maliens par la Mauritanie ont été alimentées par la recrudescence de la route migratoire vers les Canaries, avec plus de 40 000 migrants arrivant en 2020. Ce phénomène a attiré l’attention des autorités européennes, qui ont réagi en renforçant leurs partenariats avec l’Espagne et la Mauritanie afin d’intensifier la lutte contre l’immigration irrégulière. Bien que des mesures humanitaires aient été annoncées, les actions restent principalement sécuritaires, selon la chercheuse, se concentrant sur des patrouilles conjointes et des expulsions massives.
« Ce durcissement a provoqué des tensions internes considérables. L’opposition considère l’immigration comme une menace démographique et une concurrence sur le marché de l’emploi », a-t-elle souligné. Elle a ajouté que ces expulsions visent également à renforcer l’image de fermeté du gouvernement. Par ailleurs, elles ont exacerbé les relations diplomatiques, notamment avec le Sénégal, qui a exprimé son mécontentement à travers une visite de la ministre sénégalaise à Nouakchott. Des protestations ont également été menées par des ONG et la société civile locale, dénonçant le traitement réservé aux expulsés.
Les défis auxquels sont confrontés les migrants
Parallèlement, les migrants en Mauritanie font face à des conditions de vie de plus en plus précaires. Ces difficultés se manifestent à travers deux principaux aspects, notamment les « tracasseries » administratives et la montée du racisme, alimentée par des tensions raciales internes et une xénophobie croissante à l’égard des étrangers à phénotype noir.
Une position géographique stratégique mais complexe
La position géographique de la Mauritanie joue un rôle clé dans cette dynamique. Située entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche, ainsi qu’entre les zones sahélienne et saharienne, elle constitue un point de passage stratégique pour les populations de la région. Malgré son retrait de la CEDEAO en 2000, la Mauritanie reste un carrefour migratoire incontournable. Toutefois, cette position géographique engendre également des défis internes, exacerbés par les tensions liées à l’immigration et à la gestion des flux migratoires.